Aveugles et jeux de rôle

Par Nicolas JOLY

Rubrique : Reportages
Date : 23 juin 2010

Des aveugles peuvent-ils jouer aussi ?

Voilà la question qu'un non-voyant est venu poser sur le site virtuajdr, communauté de jeux de rôle par tchat vocal. Plus d'une centaine d'heures de JdR après, en conférence par skype, mais aussi autour d'une table, au club d'Auxerre l'AJA Jeux de Rôles, on peut affirmer que c'est tout à fait possible, et avec peu d'aménagements.

Tout est publié sur le site enfant aveugle, et en particulier http://www.enfant-aveugle.com/spip.php?rubrique21. Si effectivement, le site contient des indications spécifiques pour les enfants, l'ensemble des informations restent valables avec des adolescents et des adultes non-voyants. Simplement, les opportunités se sont faites de sorte que la collaboration avec ce site a été fructueuse.

La population aveugle, non-voyante, est en fait très diversifiée. Il y a les non-voyants de naissance, les non-voyants qui ont perdu la vue après avoir vu, à cause d'une maladie ou d'un accident, et les non-voyants qui ont perdu petit à petit la vue avec l'âge. Ces derniers sont sans doute les moins habitués à leur cécité.

Les jeunes aveugles, et leur entourage, sont immédiatement confrontés aux aménagements nécessaires pour permettre de vivre au mieux. L'une des questions récurrentes à ce sujet est "Mon enfant aveugle doit-il vraiment apprendre le braille ?". S'il est indéniable que la maîtrise du braille aide ceux qui l'ont acquise, d'autres ont su mettre en place d'autres stratégies et d'autres outils, en particulier grâce à la démocratisation de l'informatique. Les solutions informatiques d'accessibilité aux non-voyants se font de plus en plus nombreuses et performantes. Signalons par exemple l'existence de logiciels de synthèse vocale capables de "lire l'écran d'ordinateur" et de naviguer sur le net, comme dans un logiciel (tableur, traitement de texte, tchat texte et tchat vocal, etc.). Le logiciel prépondérant du marché se nomme Jaws.

Pas d'angélisme pour autant : notre monde, autant les trottoirs de nos rues que les sites Internet, est rarement optimisé pour les handicapés, et c'est même parfois totalement inaccessible.

Dans les appareils électronico-informatiques, il existe aussi depuis plusieurs années des outils très performants, et notamment les bloc-notes braille. Il s'agit d'appareils portatifs dans lesquels on peut télécharger des fichiers informatiques, lire les données (en braille), voire en saisir. Le non-voyant lit les données grâce à une ligne de caractères braille modulables : les bosses, de chaque caractère braille, peuvent sortir ou se rentrer, pour correspondre à un A, un 5 (etc.), suivant les données du fichier.

 

Enfin, pour les aveugles ne maîtrisant pas le braille, on peut citer aussi le top-braille, vainqueur du dernier concours Lépine. Ce petit scanner portable peut transcrire en braille du texte même manuscrit, mais aussi le convertir en son grâce à sa fonction audio. Il a aussi ses limites, comme les autres appareils, mais il pourra aussi trouver son utilité auprès de certains.

Néanmoins, le prix de ces matériels ne les met pas à la portée de toutes les bourses.

Maintenant, vous savez tout, ou presque, pour comprendre qu'il est facile à un non-voyant de jouer, et même de maîtriser.

Venir jouer ?

Non, non. Un aveugle ne va pas se saisir de ses clefs, sortir sa voiture, et venir à la salle du club ou chez la personne qui reçoit. Conduire les yeux fermés, c'est dangereux !

Si, par miracle, il y a des systèmes de transport en commun accessibles, le joueur non-voyant pourra venir par ce biais. Ou un de ses amis peut l'amener et le ramener. L'un des membres du club peut aussi faire le taxi avec sa voiture.

Il peux aussi être intéressant de conduire le joueur jusqu'à sa chaise : soit il vous tient le bras, ou l'épaule, soit il vous suit avec sa canne.

Si vous avez apportez de quoi boire et grignoter : n'attendez pas que l'aveugle se saisisse d'une des parts de gâteau qui attend. Il faudra lui proposer, si possible sur une assiette (en carton par exemple). Évidemment, lui aussi aura pu apporter des trucs, mais vous m'avez compris.

Bien sûr, il est préférable que les locaux soient "accessibles" aux aveugles et surtout que le non-voyant puisse aller et venir aux toilettes en toute autonomie, surtout quand une journée entière de jeu est programmée. Ça reste un détail, mais selon les individus ça peut avoir plus d'importance que pour d'autres.

Accéder aux livres des règles ?

  • Travail d'équipe, convivialité ! Il n'est pas rare que certains joueurs ne disposent pas forcément du livre des règles, et le meneur, mais aussi les autres joueurs, leurs expliquent au fur et à mesure. On peut évidemment faire de même avec un non-voyant. Vous serez aussi surpris de la mémoire que peuvent avoir développé les aveugles.
  • Il y a des JdR amateurs, et des JdR libres de droits, dont les règles sont disponibles directement sur format informatique, et donc consultables grâce à Jaws ou à un bloc-notes braille. À défaut des règles complètes, il y a aussi nombre d'aides de jeu à disposition.
  • Enfin, il y a la possibilité, pour un particulier soufrant d'un handicap visuel, de scanner son livre, le passer par OCR, rassembler les "pages" du livre, et le lire. Mais, sans entrer dans les détails, c'est particulièrement fastidieux, et sans garantie qu'au final le document soit très clair.

Accéder à sa feuille de personnage ?

  • Travail d'équipe, convivialité : le non-voyant peut retenir les grandes lignes de son personnage, et un joueur voyant peut tenir sa feuille à jour et lui rappeler à volonté des valeurs précises. Si vous jouez dans votre club, à beaucoup de jeux de rôle différents, c'est la méthode à privilégier.
  • Un bloc-notes braille peut aussi permettre d'avoir sous la main la feuille de personnage la plus longue qui soit, sans difficulté.
  • Un ordinateur portable avec Jaws et une oreillette pour le non-voyant, et il dispose aussi à volonté de sa feuille de personnage, voir des règles, voire du scénario qu'il maîtrise.

L'AJA Jeux de Rôles travaille aussi sur l'utilisation de "cartons à cubarythme". Il est en effet possible d'utiliser, à des fins ludiques, un cubarythme (de façon détournée de ses fonctions initiales). Cette méthode peut permettre d'avoir une feuille modulable et accessible, d'une façon très proche de notre loisir "papier crayon" (sans faire intervenir un bidule informatique ou électronique). C'est aussi une méthode moins coûteuse que l'ordinateur portable ou le bloc-notes braille.

Il faudra pourtant, entre deux séances, enregistrer d'une façon ou d'une autre la feuille. Pour cela, le non-voyant peut utiliser par exemple un dictaphone, ou une tablette. Un cubarythme ne peut cependant contenir qu'une quantité très limitée de caractères, et ne pourra donc servir que pour des jeux de rôle à la feuille de personnage très simple (et donc souvent aux règles très simples). Il faut se confectionner un carton de cubarythme pour chaque jeu. Il n'y a donc pas intérêt à changer de jeu comme de chemise.

Lancer les dés ?

  • Travail d'équipe, convivialité : le non-voyant lance le dé qu'on lui tend, et ses voisins voyants lisent le résultat. Car c'est plaisant et important, de lancer soi-même ses dés.
  • Un système de cartes marquées artisanalement, comme expliqué sur enfant aveugle (colonne de droite, "Zoom sur"), et qui permet de tirer une valeur aléatoire comme avec nos dés.
  • Un ordinateur portable, et un logiciel informatique (simple et donc compatible avec Jaws) de lancer de dés. Ces logiciels se trouvent (ou se programment) assez facilement… surtout quand on sait où les chercher.

Les d6 et les d8 accessibles aux mal-voyants existent déjà dans le commerce. Le club AJA Jeux de Rôles travaille sur la réalisation des autres dés de JdR, en version accessible. Cependant, mettez-vous vous-mêmes en situation : en fermant les yeux. Il faut trouver le dé à lancer, le lancer sans savoir si on ne va pas bousculer un gobelet (etc.), retrouver le dé, et le lire. Aussi, souvent, les non-voyants font tout juste rouler les dés dans une petite zone entre leurs mains. De plus, les joueurs voyants ont aussi tendance à lire le résultat avant le joueur concerné, ce qui gâche un peu. Et dans tous les cas, il sera toujours impossible de jouer par exemple à L5A Vampire ou Star Wars, où on lance des brouettes de dés.

Ça Joue !!

Je suis voyant, et il m'est arrivé des déconvenues en jouant dans des univers qui ne m'étaient pas familiers. Je me souviens d'avoir joué à un JDR amateur dans l'univers de Naruto. Tout le groupe connaissait Naruto, sauf moi. Et c'était si évident, si banal, si "forcément connu", qu'ils n'ont pas jugé utile de me présenter l'univers. J'étais complètement largué. De même, une fois, je jouais dans de la science-fiction (SF), et le meneur comme les autres joueurs, étaient si à l'aise avec les standards SF, qu'ils ne cessaient d'utiliser des synonymes pour le même objet. Je n'y comprenais rien.

Les non-voyants peuvent avoir eu accès à encore moins de "choses" que nous. Le sens de la vue, surtout avec la télévision, permet d'accéder sans effort à un très grand nombre d'informations. Peu de monde a été en Afrique, mais tout le monde a déjà vu à la télévision un zèbre. Peu de monde a fait des arts martiaux de haut niveau, mais beaucoup ont déjà vu au moins un film d'action asiatique... Un peu plus qu'avec le commun des joueurs, il peut être nécessaire d'expliquer tel ou tel truc de l'univers imaginaire du jeu.

Et l'exemple par excellence : si un voyant est peu familier avec les armes médiévales, il n'a qu'à regarder les illustrations du livre. Les aveugles sont évidemment assez hermétiques aux illustrations. Il est nécessaire de leur décrire les objets.

Par rapport à cela, une version texte informatique accessible du JdR Microlite20 est en chantier, et elle contient la description systématique des armes médiévales. Cette description peut sans doute est réutilisée pour d'autres jeux.

"Le joueur non-voyant n'a jamais vu, à la télé, un combat épique au sabre. C'est grave ?"

Non.

Il y a plein de petites questions de ce style que vous allez forcément vous poser. Il n'y a en fait aucun problème. Mais, pour plus de détail, je vous renvoie aux pages retours d'expériences, du site enfant aveugle.

Un minimum de description

Sans entrer dans un débat, voire un conflit, entre le jeu de rôle narrativiste et le jeu de rôle simulationniste, il est clair qu'il est préférable de décrire un minimum les choses pour faire entrer le joueur non-voyant dans le jeu. Cela n'empêche évidemment pas les règles complexes et simulationnistes. Cela n'empêche pas non plus l'utilisation d'illustrations, de cartes, de croquis, de plateaux et pions, voire de plans couleur quadrillés et de figurines. Simplement, en plus de ces outils, il faut faire une petite description pour que le non-voyant comprenne la situation. Mais c'est en fait un faux problème, car ayant l'un de ses outils sous les yeux, pour soi et les autres joueurs, il est facile de décrire la situation en quelques mot au non-voyant, sans se tromper. Je me souviens d'un petit raté, où le meneur fait le dessin d'une arène de tournoi, et place les croix en guise de position des PJ et PNJ, et dit "bon, bah, vous voyez, quoi". Sauf qu'il y avait notre joueur non-voyant, et que lui, forcément, il ne voyait pas.

Mais pas d'inquiétude, si le joueur non-voyant ne comprend pas la situation, il posera des questions complémentaires. Comme un joueur classique, en fait.

Dernières précisions

Ce qui est vrai pour les non-voyants, est bien sûr d'autant plus vrai pour l'autre grand type de déficient visuel : les Mal-Voyants.

Il faut être prudent et être attentifs aux handicaps associés dont peut souffrir la personne aveugle. En effet, elle est aveugle à cause d'un accident ou d'une maladie, et cela peut s'accompagner d'autres handicaps, d'autres troubles. Je conseille de clairement faire le point avec l'individu : aborder rapidement ces questions, écarter tout aussi rapidement ces questions (avec des aménagements éventuels), et jouer.

Conclusion

En conclusion, le principal frein reste le frein habituel : la capacité des participants à s'entendre et le fait qu'ils partagent en gros les même goûts (d'univers, de type de scénario…). Ce frein est simplement accentué par le fait que certains participants pourront être mal à l'aise en côtoyant ce handicap.

Cette expérience tend à démontrer que pour faire du JdR, il faut donc surtout que le joueur puisse communiquer d'une façon ou d'une autre, qu'il puisse se concentrer suffisamment longtemps, qu'il puisse comprendre le jeu, et que ce n'est qu'un jeu. Et à mon avis, les seuls handicaps insurmontables sont les handicaps d'ordre mental et psychique.