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Ton jdr impitoyable

Les Jeux de Rôle : Laboratoire de la Coordination Sociale

Par Hervé

Rubrique : Interviews
Date : 02 décembre 2012

 

Passionné de jeux et rôliste débutant, Nicolas Doduik a eu envie de faire des jeux de rôle l'objet de ses recherches au cours de ses études de sociologie. Plutôt que l'étude des joueurs, il a plutôt cherché à voir comment ces derniers échangent et se coordonnent. Il a observé diverses parties, que l'on peut appréhender comme la construction d'un monde de mots. Après quoi il a bien voulu nous informer sur son travail, en espérant que cela pourrait intéresser d'autres personnes au-delà des seuls sociologues.

Les Jeux de Rôle : Laboratoire de la Coordination Sociale
Mémoire de Master 1 de Sociologie présenté par M. Nicolas Doduik (juin 2012)
Ecole Nationale Supérieure de Cachan

 

Après lecture, nous lui avons proposé de présenter son travail dans le cadre d'une interview, afin que les lecteurs s'en fassent une idée et puissent être tentés d'aller le lire.

Q - Bonjour Nicolas. Traditionnellement, nous demandons aux gens que nous mettons sur le grill de se présenter un peu, en particulier comme rôliste. Tu dis dans ton mémoire que tu es (ou étais) un joueur de jeu de rôle (JdR) relativement néophyte. Est-ce encore le cas, quel est le rôliste que tu es aujourd'hui ? Peux-tu nous parler de tes centres d'intérêt en dehors de ce loisir ?

J'étais et je reste un rôliste débutant ! J'ai joué un tout petit peu aux JdR avec des amis il y a quelques années : Star Wars (j'étais joueur), et Songe dont j'ai tenté de mener une courte campagne, et auquel j'ai joué par forum internet avec le créateur comme maître du jeu. Ce sont ces brèves expériences qui m'avaient donné envie d'effectuer cette recherche sur le JdR, et j'ai pu en tester (surtout en observer) plusieurs pendant la conception du mémoire. Cela dit, ma pratique ne s'est pas tellement développée aujourd'hui, et je suis plus tourné actuellement vers les jeux de société et les jeux vidéo (la production indépendante m'intéressant tout particulièrement). Je voudrais me remettre à des jeux de rôle assez précis, comme Fiasco ou Microscope, il faut juste que je trouve des personnes avec qui le faire.

Q - Qu'est-ce qui t'a amené à ces études de sociologie, et pourquoi ce choix du JdR comme sujet de ton Mémoire de Master ? Quand a-t-il été réalisé et soutenu ? Quels retours en as-tu eu de la part de tes directrices de stage ou d'autres collègues ?

J'ai un peu suivi le fil des études sans trop savoir où elles allaient me mener, et la sociologie faisait partie des disciplines qui m'intéressaient le plus en classe préparatoire. Passionné de jeux, je voulais montrer qu'on pouvait s'y intéresser d'une manière "sérieuse", ou tout du moins ne pas s'arrêter à l'aspect divertissant, qui semble parfois futile, du jeu. Mettre à jour les ressorts qu'il peut y avoir derrière des mécanismes de jeu, comment la modification d'un point de règle transforme le cadre d'une partie (dans n'importe quel type de médium de jeu : jeu de société, jeu vidéo...) et donc la manière dont on interagit avec les autres joueurs, et avec le jeu (et d'une certaine façon, avec le créateur du jeu). Ce sont des questions qui sont bien connues des "gros" joueurs, mais peu du grand public ou des joueurs plus occasionnels.

Surtout, je voulais mobiliser d'autres recherches de sociologie, de sciences sociales et même de littérature, pour montrer comment on pouvait appréhender le jeu à partir d'autres domaines. J'ai réalisé le mémoire dans le courant de l'année scolaire 2011-2012. La soutenance pour un mémoire de Master 1 ressemble plutôt à une discussion ouverte avec ses directeurs de recherche, qui ont apprécié mon travail. D'une manière générale, j'appréhendais les réactions des autres étudiants sur le sujet du jeu, mais mis à part quelques réticences et plaisanteries au début, l'étude, quand on en parlait entre nous, était prise autant au sérieux que les autres, et c'était vraiment appréciable d'avoir tant de liberté dans le choix des sujets.

Q - Tu cites souvent les travaux d'Olivier Caïra, qui ont fait l'objet d'une interview ici même. A quel point t'ont-ils influencé, et as-tu eu des contacts avec Olivier ? De quelles autres études sur le jeu et en particulier le JdR t'es-tu servi principalement ?

Je n'ai malheureusement pas pris le temps de contacter Olivier Caïra pendant la rédaction du mémoire, mais je lui ai envoyé le travail final et je me suis beaucoup servi de son ouvrage. Tout d'abord parce que c'est l'un des seuls sociologues qui ait écrit un ouvrage explicitement sur les jeux de rôle, et qui recense tout ce qui a été fait avant lui, des plus anciens (Erving Goffman, Roger Caillois...) aux plus récents (Didier Guisérix, Laurent Trémel). Ensuite parce que son approche correspondait à celle que je voulais adopter sur le jeu de rôle : ne pas chercher à faire la sociologie des rôlistes (Quel âge ont-ils ? Est-ce que ce sont plutôt des hommes, des femmes, quel est leur niveau de revenu... ?) mais bien la sociologie des parties de jeux de rôle.

C’était davantage la coordination sociale autour d’une table de jeu de rôle, et la manière dont des individus différents pouvaient construire un univers commun et l’explorer sans forcément en avoir la même vision, qui m’intéressait. Il avait formulé des intuitions que je n’arrivais pas à exprimer : en particulier, sa manière de retourner la question que se posent beaucoup de personnes externes aux jeux de rôle, "pourquoi est-ce que les joueurs ont besoin d’incarner un personnage autre qu’eux et se détourner de la vie réelle pour vivre des mondes imaginaires ?" en une interrogation bien plus fructueuse à mon sens : "pourquoi est-ce que les rôlistes choisissent le JdR comme medium de fiction, plutôt que le cinéma ou le roman ?". C’est-à-dire en fait : qu’est-ce que le jeu de rôle propose de spécifique comme entrée dans la fiction ?

Je me suis aussi tourné vers les articles du monde rôliste, petits ou grands, postés sur les forums comme The Forge ou traduits sur Places to Go People To Be, de Ron Edwards ou Markus Montola par exemple. Les auteurs classiques de sociologie qui m’ont été utiles sont surtout Roger Caillois et Ervin Goffman, qui avaient travaillé pour l’un spécifiquement sur les jeux, pour l’autre sur la conversation quotidienne.

Q - En dehors des sources bibliographiques, tu évoques plusieurs milieux liés au JdR qui t'ont aidé dans tes recherches, comme le Centre National du Jeu ou les forums The Forge/Silendrift. Pourrais-tu rappeler les principaux et les présenter brièvement ?

Le Centre National du Jeu (avant d’emménager dans les nouveaux locaux) m’a accueilli et orienté : c’est un regroupement de plusieurs clubs de jeu (dont un de jeux de rôle) qui construit depuis plusieurs années un patrimoine ludique, et qui vient récemment d’emménager dans un nouveau lieu. J’ai en particulier participé aux séances de l’Atelier des jeux indépendants qui avaient lieu au CNJ.

Le site The Forge est le vivier des réflexions initiées par Ron Edwards et le milieu des jeux de rôle indépendants, sur lequel sont postés des articles sur le jeu de rôle dont les plus classiques constituent la "théorie rôliste".

Silentdrift est un forum de jeux de rôle indépendants, c'est-à-dire les jeux de rôle dont l'auteur est le seul à prendre les décisions artistiques et commerciales. Il propose aux rôlistes de discuter de jeux de rôle à partir d'exemples concrets (parties passées), et d’échanger sur le développement de son propre jeu de rôle en indépendant.

L'Atelier du Jeu de Rôle est une animation qui a lieu à présent environ une fois par mois au bar Les Caves Alliées à Paris. Il a pour but de présenter des jeux de rôle indépendants en en proposant des parties : on y rencontre parfois des auteurs de jeux de rôles comme Frédéric Sintes à l'occasion de la sortie de Prosopopée. Il est pour l'instant composé de quatre animateurs (dont Fabien Hildwein, l'auteur de Monostatos) et existe depuis un an.

Q - Quelles ont été les principales difficultés rencontrées dans l'établissement de ton Master ? Tu parles parfois d'élargir l'étude à d'autres groupes de rôlistes, ton "échantillonnage" étant principalement issu des grandes écoles parisiennes. Voudrais-tu expliquer pourquoi ? Aimerais-tu donner une suite à ton Mémoire, et cela se fera-t-il ?

Les principales difficultés étaient logistiques : trouver le temps d’observer des parties, voire des campagnes, et surtout se faire accepter par un groupe qui veuille bien se faire observer sur le temps long. Il est assez simple d’aller participer à une soirée JdR d’un club quelconque (c’est pour cette raison que j’ai préféré dans un premier temps m’atteler à des one-shots), mais observer des parties privées quand son entourage proche ne pratique pas le JdR est moins évident, de même que suivre régulièrement une campagne en ayant les mêmes disponibilités que les joueurs n’est pas toujours aisé.

L’échantillonnage est une question récurrente en sociologie lorsque l’on cherche à dresser une généralité à partir des observations particulières que l’on a faites. Je me rendais bien compte en écrivant mon mémoire que j’observais un public rôliste particulier, qui avait par exemple une certaine facilité à se retrouver en club de JdR (puisqu’ils étaient souvent en grande école, les clubs étant moins présents à l’université, et plus difficiles à trouver lorsque l’on ne fait pas d’études), ou bien qui avait une certaine culture ou une certaine façon de parler.

Mais pour reprendre le point de vue d’Olivier Caïra, ce n’était pas ce qui m’importait le plus. J’ai donc bien souligné le fait que l’échantillon des rôlistes observés était très particulier (mais après tout, on pourrait le dire de chaque groupe !) et que je cherchais moins à tirer des généralités sur les rôlistes qu’à montrer toutes les possibilités de coordination et de création par le langage que le JdR permettait d’explorer.

Je ne pense pas que je donnerai de suite à mon mémoire, tout d’abord parce que je souhaite plutôt travailler à présent dans des structures et associations ludiques, mais aussi parce que je voudrais varier les approches du jeu, et m’intéresser par exemple aux jeux vidéo ou aux jeux de société, si je venais à poursuivre la recherche.

Q - En plus de quelques JdR "classiques", tu t'es beaucoup intéressé aux JdR "indies". Peux-tu dire pourquoi et présenter ces jeux "indies", dont les principaux qui ont servi dans ton étude ?

Les JdR indépendants sont créés par une unique personne, l’auteur, qui assume l’ensemble de l’ouvrage sans avoir à rendre de comptes à un éditeur ou à une boîte de production. Ils renouvellent le modèle économique classique du jeu de rôle (un éditeur produit une série de livres et d’extensions à succès, comme Donjons et Dragons, et vend les ouvrages physiques dans des boutiques spécialisées), en proposant de nouvelles méthodes : vente par internet à des prix variables (dons, gratuité...) de livres ou bien parfois de documents pdf, qui ne sont plus forcément volumineux et remplis d’illustrations. Certains JdR ne font qu’une trentaine de pages, à contre-courant de l’image classique du gros bouquin de jeu de rôle.

Ils m’ont surtout intéressé parce que la plupart d’entre eux renouvellent les thèmes et les mécaniques du JdR, et beaucoup consistent davantage en ce qu’une partie des rôlistes appelle les "jeux narratifs", dans lesquels les joueurs endossent les prérogatives du traditionnel MJ : le JdR ressemble alors plutôt à du théâtre d’improvisation (mais toujours cadré par ces mécanismes qui en font un jeu) dans lequel chaque joueur contribue à la création de l’univers et de l’histoire. Pour étudier la coordination des joueurs et la mise en commun de leurs représentations de l’univers fictif, ce type de jeu était du pain béni ! Je pense en particulier à Fiasco qui propose de jouer un groupe de loosers dont l’histoire est inventée au fur et à mesure de la partie ; à Microscope qui fait construire l’Histoire d’un monde, de ses grandes périodes (guerres, ères technologiques...) à ses plus petits événements ; ou encore à Bliss Stage qui fait incarner un groupe d’adolescents, dont chaque joueur joue plusieurs personnages, en proie à la désorganisation dans un univers post-apocalyptique.

Q - A qui s'adresse ton Master ? Saura-t-il intéresser un rôliste non sociologue ? Là où Olivier Caïra étudiait le JdR comme sujet, tu t'intéresses plutôt aux échanges dans le cadre du JdR. Ton Mémoire peut-il servir à expliquer le JdR à un non-rôliste ? Où peut-on le consulter ?

Il s’adresse à toute personne qui veut bien le lire ! Bien qu’il ait été écrit dans un cadre universitaire, j’ai cherché à ne pas être trop jargonneux pour que toute personne s’intéressant un tant soit peu aux jeux de rôle puisse le lire. J’espère bien qu’il peut intéresser un rôliste non sociologue, et plus généralement, effectivement, qu’il peut expliquer le jeu de rôle (en tout cas, l’un de ses aspects) à un public non rôliste. Contrairement à Olivier Caïra en effet, je me suis concentré sur un aspect du JdR : la coordination des joueurs. C’est ce qui me permet de rattacher le JdR à toute une tradition sociologique qui s’intéresse aux échanges quotidiens par la parole, ou à la coordination en situation cadrée : le mémoire peut donc aussi donner envie à des rôlistes de s’intéresser à la sociologie, en montrant ici des applications de théories plus générales.

On peut consulter le texte sur internet et depuis peu en version papier au Centre de Ressources du Ludopole, centre du jeu et du jouet qui abrite bien d’autres ouvrages, thèses et revues sur le jeu et le jouet.

Q - Tu dis avoir été frappé par le sérieux avec lequel les rôlistes s'adonnent à ce loisir. Ou plutôt, à quel point cela leur tenait à cœur. Peux-tu expliquer l'importance du JdR chez ses adeptes à travers ton étude ?

C’est l’un de mes points de départ : la surprise qu’on a, en tant que débutant, devant une table de jeux de rôle où tous les participants ont vraiment "l’air de s’y croire", de traiter les problèmes et questions qui se posent à leurs personnages de façon sinon sérieuse, du moins très attentive et jamais tout à fait à la légère. Même dans un JdR ou pour une partie comique, les joueurs prennent au sérieux le ton humoristique et ne font jamais "n’importe quoi". C’est cet a priori du néophyte qui donne envie de comprendre l’ensemble des références culturelles des rôlistes qui leur permet ensemble de construire une histoire, de la nourrir de tant d’éléments communs à tous les participants, et de lui accorder tant d’importance, parce que cela fait partie de leurs valeurs communes.

Cependant, l’importance du JdR dans la vie des rôlistes n’était pas le centre du sujet, même si j’en parle à l’occasion. En reformulant, le titre de l’étude pourrait être "la construction collective d’univers fictif par la parole", et pas "le jeu de rôle comme activité de loisir que ses adeptes prennent au sérieux".

Q - Un élément qui revient dans la vision que tu donnes du JdR, c'est l'évanescence de ce loisir : ce ne sont que des dialogues vite oubliés, qui donnent rarement lieu à une transcription, souvent de mauvaise qualité qui plus est, d'après certains enquêtés que tu cites. Néanmoins, n'y a-t-il pas des exceptions, et dans ce cas à quoi serait-ce dû ? As-tu pu aborder ce sujet dans ton étude ?

Je ne faisais que citer des enquêtés quant à la mauvaise qualité de retranscription de parties transformées en roman. Il y a cependant d’autres types de retranscriptions, ne serait-ce que celles de parties simples sur forum pour en discuter ensuite, et j’ai eu l’occasion d’en lire plusieurs sur Silentdrift. J’insiste néanmoins sur l’aspect éphémère des échanges parce que ces retranscriptions ne reprennent justement jamais tout à fait les mots, dialogues ou phrases prononcées pendant les parties. Et pourtant, le monde fictif, l’histoire et les représentations que les joueurs s’en font dans leurs têtes, se constituent pendant la partie, pendant que ces échanges se font. J’étais moins intéressé par l’univers fini, l’histoire retranscrite après coup, que par l’histoire en train de se faire, la coordination à l’œuvre pendant les échanges dialogués, et pour reprendre les termes d’Olivier Caïra, par le fer de la fiction en train d’être forgé par les rôlistes. Ce sont donc ces échanges pendant les parties que j’ai tenté de décortiquer, et dont j’ai isolé certains passages qui sont disponibles en téléchargement.

Q - Une partie de jeu de rôle laisse tout de même des traces, même immatérielles, en ce sens que les joueurs construisent quelque chose entre eux, du lien social. Ils établissent comme un langage à eux, avec leurs références, et ce d'autant plus qu'ils jouent souvent ensemble. C'est le cas de tous les loisirs ou milieux professionnels, dira-t-on. Est-ce différent dans le cadre du JdR, et si oui, à quoi est-ce dû ?

On pourrait dire que dans le cadre du JdR, la sous-culture rôliste allie des références de domaines différents (cinéma, romans, bandes dessinées, musiques, connaissances historiques...) mais qui forment néanmoins une grande cohérence puisque les rôlistes ne semblent jamais ignorer ce à quoi on fait référence, en convention par exemple où les joueurs ne se connaissent pas forcément auparavant. Mais comme tu le dis, et c’est bien la visée de l’étude, on pourrait le dire tout autant de n’importe quel milieu professionnel. C’est bien pour cela qu’à la suite d’Olivier Caïra, je pense qu’on peut "se servir" du jeu de rôle comme d’un laboratoire de la construction d’un monde de mots.

Lorsque dans le milieu de la communication par exemple, les individus créent des mots et leur donnent un sens, ils ne font pas autre chose que ce que font les rôlistes en inventant une histoire avec leurs propres termes. Et plus généralement, certains sociologues vont jusqu’à dire que tout le réel que nous décrivons n’est qu’un monde de paroles, puisqu’il n’est jamais appréhendé que par des mots. Qu’est-ce que "la Démocratie" ? Un terme aux multiples définitions, pourtant employé par de nombreuses personnes, et dont les sens variés ne nous empêchent pas de dire "nous vivons en démocratie", sans avoir toujours besoin de s’accorder entièrement sur le sens que l’on accorde au mot. Le jeu de rôle, parce qu’il cadre la création d’une histoire fictive, permet d’observer cet instant de la création d’un accord sur le sens d’un mot ou d’un élément de l’univers : "Vous avez devant vous un éléphant de guerre, alors attention, c’est pas ceux du zoo, celui-là est immense" "Combien de mètres ?" "6 mètres de haut à peu près" "Il a des défenses ?" etc.

Q - Tu évoques plus d'une fois l'apprentissage que le JdR représente pour ses joueurs. Qu'est-ce qui est appris, et en quoi est-ce que cela sert bien au-delà du JdR ?

D’une manière générale, je ne suis pas trop adepte des jeux qui apprennent quelque chose (mais pour le coup je sors un peu du cadre de l’étude), des jeux en général dits "éducatifs". Tout d’abord parce qu’un jeu n’a pas besoin d’apprendre quelque chose pour être digne d’intérêt, et que c’est justement l’absence totale de produit (savoir supplémentaire, dextérité acquise...) qui peut constituer l’épanouissement du jeu. Ensuite parce que souvent, on entend derrière le terme "apprentissage" un aspect  forcément didactique, scolaire, et qu’on en vient à défendre un jeu parce qu’il aide ses enfants à mieux réussir à l’école. Cela dit, il est vrai que le jeu de rôle apprend à s’exprimer, à parler en public, à développer son sens critique (dans certains jeux à message par exemple, ou baignés de références historiques), à réutiliser et à détourner une culture acquise autre part que dans les parties, ou apprend plus simplement des savoirs : techniques, scientifiques, historiques, stratégiques, etc.

Mais ce qu’on dit moins souvent, c’est qu’un jeu peut "apprendre" dans un sens plus large et plus simple, celui de s’épanouir parce qu’il n’a justement pas d’autre but que d’être joué, par exemple. Tout jeu éduque en ce qu’il aide au développement, et dans le jeu de rôle cela passe par la réalisation d’une histoire, tout comme voir un film ou lire un roman permet de se construire par l’appréhension d’une fiction.

Q - Les joueurs utilisent différents niveaux de langage au cours d'une partie, niveaux de langage qui rappellent ceux de la "vraie vie". Peux-tu présenter ces différents niveaux et le parallèle avec les échanges de la vie quotidienne ?

Les principaux niveaux de langages sont :

  • Le discours direct. Ce sont les propos du personnage interprété par le joueur : "Voyons, cher ami, n’en venons pas aux mains, nous sommes ici en bonne compagnie".
  • Le discours indirect, ou méta-interactionnel. C’est la description des actions du personnage, des décors, de la situation : "Il appelle deux servantes pour tendre un drap entre la grande salle où y’a des gens qui sont en train de fumer, de jouer et l’endroit où vous amenez le blessé.".
  • Le discours méta-narratif. Ce sont toutes les références à des œuvres ou productions culturelles autres que le JdR (films, romans…) : "Le mec que vous rencontrez, c’est un mélange entre le chapelier d’Alice aux pays des merveilles, et Jack Sparrow de Pirates des Caraïbes.".
  • Le discours méta-ludique. Les commentaires sur le système de jeu : "Les tours de jeu donnent la parole à tous les joueurs, ce qui empêche de laisser quelqu’un dans son coin.".
  • La gestuelle. Ce n’est pas un discours, mais cela permet d’entrer tout autant dans la fiction, en théâtralisant ses propos : [grimace de douleur en se massant la main droite] "Enchanté."

Il me semble qu’Olivier Caïra en listait davantage, mais j’ai préféré simplifier pour l’étude. Ce qui est intéressant et simple à comprendre, c’est déjà la différence entre les discours direct et indirect, entre le "je" du joueur et le "il" du personnage qu’il interprète. Tous ces niveaux de langages différents se côtoient et s’entremêlent pendant une partie de JdR, ce qui donne des passages très rapides d’une description du point de vue du joueur, à un commentaire sur le jeu, puis à une référence à un discours politique et enfin au discours direct d’un personnage. Ce qui n’est pas évident pendant une partie, c’est de "faire la part", pour reprendre les termes de Caïra, entre ces différents discours.

Q - Même si chaque participant arrive avec un certain statut social, comme dans d'autres "fêtes sociales", ces statuts sont en quelque sorte laissés au vestiaire, expliques-tu. Jusqu'où cet "effacement" peut-il aller, et qu'apporte-t-il ?

Dans les "fêtes sociales", rencontres informelles entre individus, les participants font tous selon Erving Goffman comme si les statuts extérieurs (mérites et capacités, position sociale, richesse, renommée...) étaient neutralisés et oubliés le temps de la fête. Mais ces statuts sont toujours latents et peuvent ressurgir. Dans le JdR comme dans toute autre fête sociale, on a cette impression qu’il n’y a pas de barrière sociale entre participants. Le jeu fonctionne comme un vase clos : les règles fixent un cadre qui délimite d’une part ce sur quoi on peut jouer, ce qu’on met en jeu, et d’autre part l’extérieur : c’est ce cadre qui peut donner l’illusion que tout statut extérieur a été neutralisé pour la partie.

Mais on observe parfois des ruptures de cadre, des intrusions de la vie réelle dans le vase clos, comme lorsqu’un joueur n’a pas les mêmes connaissances scientifiques ou techniques qu’un autre par exemple, ou bien lorsque des références politiques voient le jour dans la partie. Cependant, les différences sont parfois presque inexistantes du fait de la grande proximité entre des joueurs qui ont l’habitude de jouer ensemble. Cela dit une fois encore, je ne voulais pas faire la sociologie des rôlistes, mais plutôt celle des parties de JdR, ce qui explique pourquoi je n’ai peut-être pas complètement développé ce point.

Q - Le JdR demande beaucoup d'engagement en temps, dans une société où le court terme semble prendre de plus en plus d'importance, en raison de contraintes ou de choix multiples. Cela favorise des JdR "indies" qui demandent peu de préparation souvent, où la part d'improvisation est plus grande ou la création du cadre plus collective. Le lien social qui se crée au cours des parties est-il selon toi le même selon le degré d'improvisation des parties ? Ou selon qu'il s'agit d'un one-shot ou d'une longue campagne ? Ou si l'on s'attache plus à l'histoire qu'aux personnages ?

Bien sûr, le lien social au sens d’attachement fort entre des individus sera bien plus développé après une campagne ou bien à la suite de nombreuses années de pratique commune du JdR qu’après un one-shot en convention avec des inconnus. Mais il peut aussi y avoir des moments forts bien qu’éphémères avec des personnes que l’on ne verra qu’à l’occasion d’une partie. J’ai eu le sentiment, très subjectif, qu’une partie où une improvisation plus radicale était requise de la part des joueurs (en particulier dans ces jeux indépendants et plus précisément de construction collective d’histoire ou d’univers) induisait une plus grande implication des joueurs, qui "donnent plus d’eux-mêmes" et se mettent davantage en danger, en proposant des éléments vraiment originaux pour l’histoire, ce qui peut créer des liens forts entre participants qui se sont vraiment livrés.

Q - Selon toi, quels sont les plus gros défauts ou imperfections de ton mémoire, et ses plus grandes qualités ? Quel est le plus grand plaisir qu'il t'a procuré ?

Le plus gros défaut est d’avoir fait des observations somme toute trop peu nombreuses (mais cela dit suffisantes, d’autant qu’il s’agit d’un mémoire de M1 et non d’une thèse). Il aurait fallu dans l’idéal avoir le temps de suivre vraiment une campagne en entier, ce que je n’ai pas pu faire. Plus généralement, je n’ai pas eu le temps de me plonger à corps perdu dans le monde rôliste et je pense que les plus puristes vont trouver de nombreux reproches à faire sur ma méconnaissance des jeux de rôle. Je ne peux pas vraiment me prononcer sur ses "plus grandes qualités", mais disons que je serai satisfait si on me dit qu’il est accessible et agréable à lire, y compris pour une personne qui ne connaît ni les jeux de rôle, ni la sociologie.

Q - Tu as présenté ton travail au Grog dans l'espoir que cela intéresserait des rôlistes. Comment connaissais-tu le Grog, et t'a-t-il servi dans tes démarches ? Qu'est-ce qui t'a poussé à nous contacter ?

J’en ai entendu parler régulièrement pendant mes observations, et j’aurais pu davantage m’en servir. C’est un des enquêtés qui m’a incité à vous contacter pour faire connaître l’étude.

Merci à Nicolas d'avoir répondu à nos questions.

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